Pour vivre ici
1918

Ton rire est comme un tourbillon de feuilles mortes. Froissant l’air chaud, l’enveloppant, quand vient la pluie.

Amer, tu annules toute tragédie,
Et ton souci d’être un homme, ton rire l’emporte.

Je voudrais t’enfermer avec ta vieille peine
Abandonnée, qui te tient si bien quitte,
Entre les murs nombreux, entre les ciels nombreux
De ma tristesse et de notre raison.

Là, tu retrouverais tant d’autres hommes,
Tant d’autres vies et tant d’espoirs
Que tu serais forcé de voir
Et de te souvenir que tu as su mentir…

Ton rire est comme un tourbillon de feuilles mortes.

*

Le vent passe en les branches mortes
Comme ma pensée en les livres,
Et je suis là, sans voix, sans rien,
Et ma chambre s’emplit de ma fenêtre ouverte.

En promenades, en repos, en regards
Pour de l’ombre ou de la lumière
Ma vie s’en va, avec celle des autres.

Le soir vient, sans voix, sans rien.
Je reste là, me cherchant un désir, un plaisir ;
Et, vain, je n’ai qu’à m’étonner d’avoir eu à subir
Ma douleur, comme un peu de soleil dans l’eau froide.

Amoureuse

Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.

Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s’évaporer les soleils
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.

Paul Eluard – Pour vivre ici

Je fis un feu, l’azur m’ayant abandonné,
Un feu pour être son ami,
Un feu pour m’introduire dans la nuit d’hiver,
Un feu pour vivre mieux.

Je lui donnai ce que le jour m’avait donné:
Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
Les nids et leurs oiseaux, les maisons et leurs clés,
Les insectes, les fleurs, les fourrures, les fêtes.

Je vécus au seul bruit des flammes crépitantes,
Au seul parfum de leur chaleur;
J’étais comme un bateau coulant dans l’eau fermée,
Comme un mort je n’avais qu’un unique élément.